R.I.P.Repose,
repose pour ces siècles sans repos que les métastases t'ont imposé.
Repose, pour cette torsade du temps sur ton corps choisi :
Fémur gauche, clavicule droite,
vertèbre d7, pancréas : sablier de la douleur
& tes yeux visionnant le fléau de l'intérieur.
Père,
je prononce ces deux syllabes anodines,
ta respiration saccadée me répond.
Père,
leur écho & ton souffle refondent l'essence du mot.
Père, mon murmure
s'élève comme un
mantra chambre 203-
Corps d'Abraham sur l'autel dans un scénario inversé qui t'ôte/todt à ma vue & je ne suis pas Isaac & tu n'es pas Abraham-Dans les méandres hermétiques de la phrase, le sens caché.
Père,
en mon esprit des visions
m'agenouillent.
Père,
j'ai vu tes larmes, mille fois saintes,
emporter tes rêves sans retour.
Tes lèvres asséchées
s'insurger contre le sort & l'impuissance de tous
dans des prêches muets & sans illusion.
Je t'ai vu m'accueillir à ton chevet
& tu savais que je ne te tirerai pas de ce mauvais pas
& tu me souriais quand même.
Père,
saurai-je aimer ainsi?
REQUIEM : j'ai vu la mort conquérir son mental qui résistait à la frayeur/inventant des parades magiques
pour
surseoir ou conjurer l'inéluctable.
J'ai vu avec quelle attention il plaçait près de son lit une statuette en plastique, inattendue Vierge Marie
qu'il ne voulait pas perdre du regard & j'ignorais la vertu de l'objet mais devinais qu'une femme priait pour lui
& qu'il priait avec elle. J'ai vu plus tard un bout de ficelle en écharpe sur la statuette, un inexplicable bout de ficelle revenu avec un pyjama
prêté à un voisin : -lien entre deux êtres noués dans la souffrance-
J'ai vu la photo d'identité d'une "
grande-petite-fille" qui lui avait écrit & il cherchait à la placer dans la montre à gousset de grand -mère, histoire de préserver l'inaltérable. Elle se prénommait
Laetitia &
Gainsbourg chantait -L/A e dans
l'A T I T I A!
J'ai vu la mort coloniser son corps amaigri & fragile.
J'ai vu la morphine broder son imaginaire de fil de péche que ses mains embobinaient avec soin
jusqu'à ce qu'un éclair rémanent de lucidité le fasse sursauter & le rende définitivement perplexe sur son état.
J'ai vu la douleur se rire des cocktails antalgiques & le traquer sans répit, tordant son corps en quête d'une position de moindre souffrance.
J'ai vu ses yeux fixer la porte dans l'attente de l'ange blanc
qui le délivrerait : un moment.
Et sa prière montait quand la sainte à la seringue entrait
"ô faites moi dormir"
& l'ange pâlissait en répandant la délivrance.
J'ai vu un homme courir les routes à 5 h du matin, le 25 décembre pour trouver un médecin.
Et ce même homme vint 55 jours durant par ce qu'il se disait son ami.
J'ai vu un autre faire plusieurs milliers de
kms pour assister sa soeur dans cette épreuve & c'était aussi son ami. J'ai vu un troisième chercher un roi crétois dans le dictionnaire pour compléter sa grille de mots croisés : c'était son médecin de famille, il se tenait en retrait tandis que sa femme parlait à Marcel. C'était un dimanche.
J'ai vu son corps lutter, armé de sa seule patience, de l'amour de sa compagne,
d'un espoir insensé en un
Eden en
Corrèze.
J'ai vu son corps s'imposer des marches jusqu'à la salle de détente,
transpirer & fier de
piètiner les termites qui le minaient.
Et il disait son espoir pour qu'on
aît de l'espoir.
J'ai vu un ange blanc passer chaque jour dans sa chambre à la fin de son job.
Elle venait du Nord, aimait parler italien & chantonnait dans la journée.
Pour lui un rayon de soleil dans sa nuit!
J'ai vu comment les métastases le travaillaient
dans des
harcèlements asymétriques l'acculant sur la couche.
Et il se redressait grimaçant, refusant la défaite,
se levait, passait son peignoir
dans un geste de torero blessé mais debout.
J'ai vu sa volonté inventer une dernière parade pour se déplacer.
Positionnant sa béquille
à équidistance de ses jambes &
grappiller les
centimètresdans une translation
isocèle.
J'ai vu son corps jaunir comme un antique papyrus
& il n'était pas nécessaire de décrypter le sens.
J'ai vu la faim le déserter tandis que de saintes femmes lui préparaient
du gratin de courge, des tartes à la courge
par ce que c'était saison & tradition
par ce que c'était ce qu'il aimait : avant!
J'ai vu son appétit reprendre
& sa femme coupait fin un faux filet & il en mâchait trois bouchées
interrogeant d'un "
Ai-je-bien mangé aujourd'hui?"
J'ai vu son odorat lire à distance le
plateau-repas avec précision
& parier avec humour que c'était immangeable & c'était immangeable!
J'ai vu trois mages lui apporter des mandarines, du nougat, de la tisane
& c'étaient de saintes femmes!
J'ai vu un de ses amis, désemparé devant son corps alité.
Demander ce qu'il aimerait & la voix déjà lointaine murmura "des mandarines"
& l'homme revint avec des mandarines.
J'ai entendu ce même homme pleurer au téléphone.
Lui aussi, mille fois Saint!
J'ai vu une femme venir s'enquérir de son état
parce que "les amis de la forêt" ne le voyaient plus promener sa chienne.
Elle ignorait son nom, l'appelait "Monsieur
Celia" & il fut heureux & surpris du témoignage!
J'ai vu un de ses complices lui rappeler d'homériques parties de pêche
& son enthousiasme cherchait à faire des miracles
tandis que Marcel entre douleur & morphine
écoutait le conteur sans mordre à l'hameçon
mais heureux d'avoir vécu ces moments!
J'ai vu son regard en arrêt sur image lors d'un téléfilm US.
"Achève moi" criait un marine, corps scié par une mine
& je ne pouvais pas
zapper car il tenait la télécommande!
Je l'ai vu répondre brillamment à "Questions pour un champion".
Il riait de sa vivacité & de notre stupéfaction
& je l'ai disqualifié pour prise abusive de produits dopants.
Ce fut notre dernier rire partagé!
J'ai vu sa femme lui adresser des messages du regard & il cherchait sa main
& je les ai laissés à leur dialogue secret!
J'ai entendu sa voix approximative
faire la chronologie de sa maladie à des médecins plus ou moins attentifs
& leur diagnostic sans appel! Et je me souvins des marches qu'il s'imposait
sur le conseil d'un cancérologue qui lui diagnostiquait une arthrose.
Je l'ai vu vouloir croire en la compétence d'un autre & il l'attendait tandis que le
susdit téléphonait qu'il ne pouvait pas se déplacer, qu'il travaillait 16 h par jour, qu'il ne pouvait plus rien faire!
J'ai vu son visage convaincu d'avoir été abandonné dans un parking mal aseptisé
& il n'avait pas tort!
J'ai vu un médecin anesthésiste faire 15
kms pour le soulager des douleurs à la clavicule & au fémur
mais il ne put rien faire quand les métastases
flambèrent le pancréas.
Pour lui, il fut le seul messie!
J'ai tenu sa verge dans l'urinal tandis qu'il s'efforçait de rester assis au bord du lit
& sa pudeur aussi l'écartelait. J'ai vu ses jambes le trahir tandis qu'un coup de fil chaleureux le rappelait à la vie
& sa voix eût la force de remercier.
J'ai tenu sa verge dans l'urinal 48 h plus tard, la douleur l'immobilisait & j'enfonçais le réceptacle dans le matelas pour éviter qu'il ne déborde.
J'ai vu son visage au matin , tatoué par la frayeur d'être tombé
& dans l'hallali il implorait mon regard fixé sur les ridelles du lit,
la boucle se bouclait & mon désarroi à dix mille lieux du sien!
Je l'ai vu demander la date & l'heure & le moment d'après tout semblait effacé.
Il refusait le
moscantin, certain de l'avoir pris & il était inutile d'insister!
J'ai vu lors d'un soin, son corps endormi se réveiller sous la douleur d'un geste malheureux d'une assistante & son corps martyr criait "au secours, au secours" frappant de ses
derniéres forces
d'innocentes jeunes -femmes, tandis que l'infirmière en chef veillait à ce qu'il n'arrache pas sa perfusion & je pleurais en tenant sa main, de désespoir, de rage, d'impuissance & sa femme pleurait aussi!
J'ai vu sa bouche happer l'air sur un tempo d'enfer & j'imaginais que son coeur allait exploser & la nuit fut martelée de l'insoutenable pulsation jusqu'à ce que le médecin de garde modifie le traitement.
J'ai entendu un médecin lâcher à 2 m de son lit : "dur, dur ", son dernier diagnostic. Un autre , le soir jouer du
stéthoscope pour se donner une contenance & apostropher l'infirmière qui aspirait les glaires du mourant d'un "bon courage" & : sortir. Cette jeune femme mille fois sainte!
J'ai vu un soir un médecin que j'avais tancé, venir l'ausculter. Le corps endormi respirait avec difficulté.
Il nous demanda de rester assis tandis que la tête penchée près de celle de Marcel, il psalmodia le "confiteor".
Nous étions sans voix & les poumons de Marcel reprirent leur oxygénation.
Puis il vint vers nous, nous expliqua qu'il n'avait pas d'explications, qu'il avait pensé que nous étions catholiques & qu'il aurait dit une sourate si nous avions été musulmans. Il était juif tunisien.
Lui aussi, mille fois saint!
J'ai vu l'aube du cinquante cinquiè
me jour se lever comme un crépuscule
tandis que son dernier poumon oxygénait le corps symbolique.
Je reçus son dernier
courrier, une carte postale calligraphiée de tendresse.
Il avait depuis longtemps anticipé ce contenu que ses yeux ne liraient pas
& les larmes de la jeune fille qui avait écrit.
J'ai vu deux aides soignantes laver son corps avec délicatesse, le parfumer, le raser, enduire ses jambes de
biafine, nettoyer sa bouche encombrée & il était dans un sommeil profond.
Ces deux femmes mille fois sainte!
J'ai entendu son souffle syncopé comme un
kaddish singulier fredonner son attachement à la vie qui le fuyait!
J'ai vu sa respiration ralentir , se suspendre
tandis qu'une jeune femme essuyait la transpiration sur son torse
j'ai entendu la respiration repartir d'un râle bruyant
& la jeune femme surprise, cria, recula, sortit, revint, prit le pouls
& son regard dans mon regard déposa l'essentiel.
J'ai vu son cercueil de bois passer
sous l'immense croix en béton de l'église Saint Charles de
Rochevilledont il avait fait le ferraillage
& je pensais à tous les bâtisseurs de cathédrale
partis comme lui dans l'anonymat de l'éternité
& le prêtre ignorant l'anecdote poursuivit son oraison.
REPOSE!
tandis que notre mémoire veille & raconte
ton passage trop furtif!
R.I.P.
Ce blog ouvre ses portes sur un texte qui m'a bouleversée...
RépondreSupprimerSans doute un des plus profonds qu'il m'ait été donné de lire...
Merci pour l'invitation.
J'ai envie de privé en ce moment. Mais pas privé de tout...
tu as les cartes en mains. Tu sais combien j'apprécie ton écriture & ta lucidité
RépondreSupprimerbaci
J'ai les cartes... je vais jouer !
RépondreSupprimergreat
RépondreSupprimerJe dirais respect a ce que je viens de lire.J'ai egalement ete bouleversèe par ce que je viens de lire,mais respect pour avoir vecu un accompagnement similaire.
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